Certaines émotions vives peuvent provoquer les larmes : douleur, tristesse, affliction, souci, nostalgie, mélancolie. On peut pleurer de chagrin, de rage, de colère, d’impuissance, de révolte, de désespoir, de pitié, de compassion, de reconnaissance, mais aussi de joie, à l’annonce d’une nouvelle inespérée. Jusqu’à rire aux larmes dans certains grands accès d’allégresse ! Au fond, il y a peu d’émotions que les larmes ne soient capables d’exprimer.
Ce qui demeure mystérieux et inexpliqué, c’est la raison pour laquelle un certain nombre d’émotions se déchargent par les glandes lacrymales plutôt que par d’autres dérivations. En réalité, le mystère des larmes renvoie au mystère même des relations entre l’âme et le corps.
Il n’est guère surprenant que les religions intensément vécues soient une source d’émotions spécifiques qui humidifient le visage. Ainsi, les Écritures font mention de personnages qui ont beaucoup pleuré. Ainsi Rachel pleure et ne peut être consolée (Jer. 31, 15). Ou encore, l’ange Raphaël dit à Tobias : « Quand tu priais avec des larmes, j’ai offert ta prière à Dieu» (Tob 12, 12). Le thème des larmes revient fréquemment dans les psaumes : elles traversent le corps de l’homme en prière.
Larmes du juste en détresse, ou entouré d’ennemis qui le persécutent, conscient de sa condition éphémère et plein de nostalgie pour la ville saint et la maison de Dieu : « Chaque nuit il baigne sa couche et arrose son lit » (Ps 6, 7). Les formules oratoires indiquent l’excès d’une douleur obstinée. Les larmes sont « son pain de jour et de nuit » (Ps 42, 4). « Il les mêle à sa boisson » (Ps 102, 10). « Il en est abreuvé à plein bord » (Ps 50, 6). Mais « ceux qui sèment dans les larmes moissonnent avec des cris de joie » (Ps 126, 5).
L’Évangile n’est pas en reste. Luc montre la pécheresse qui lave des ses pleurs les pieds de Jésus (Lc 7, 36), ou encore Pierre qui sanglote amèrement après avoir trahi son maître (22, 62). Le Christ lui-même a pleuré : devant le tombeau de Lazare (Jn 11, 35). La perte de son ami annonce le drame de sa propre mort. Jésus pleure encore sur la ville de Jérusalem, le jour de son entrée triomphale, à la pensée de l’infidélité de cette ville et de sa ruine future (Lc 19, 41). Enfin, l’épître aux Hébreux fait allusion à la prière de Jésus durant son agonie au jardin des Oliviers : « Au jour de sa vie de chair, il offrit des prières et des
supplications, avec un cri puissant et des larmes à Celui qui pouvait le sauver de la mort » (Héb 5, 7). Le Verbe incarné a pleinement assumé à travers ses larmes la condition de la créature humaine.
Le message évangélique s’adresse à ceux qui versent des larmes : « Heureux vous qui pleurez maintenant parce que vous rirez ! » (Lc 6, 21). La béatitude souligne aux yeux de l’évangéliste que l’affliction est la contrepartie de l’espérance qui mobilise l’aspiration de l’homme pieux en direction du monde à venir. Dans la Jérusalem céleste, Dieu essuiera toutes larmes des yeux (Is 25, 8 et Ap 7-17 et 21, 4).
Les larmes traversent à flots toute l’histoire de la spiritualité chrétienne. Tant de saints se révèlent de « grands pleureurs ».Les exemples abondent chez les Pères du désert (entre le 3ème et le 4ème siècle) où « des moines assis auprès de Dieu, pleuraient jour et nuit, endurant la faim et la soif pour le Seigneur ». Jean Climaque (575-649), maître de l’ascèse spirituelle, affirme que les larmes sont un « second baptême » parce qu’elles lavent et purifient l’âme. Comme les eaux nettoyantes du baptême, elles conduisent à Dieu.
En Occident , le pape Grégoire le grand (540-604) parlera de la « grâce des larmes », comme d’une « ablution intérieure » (Guigues II le Chartreux, 12ème siècle). Elles adoucissent l’âme endurcie, la rendent disponible à la grâce. Leur jaillissement qui est la marque d’une faveur divine, souligne la contrition et le repentir face à ses propres péchés et ceux des autres, mais aussi le désir de Dieu. Sans nous illusionner sur l’origine surnaturelle de ces effusions lacrymatoires, Dieu peut accorder quelquefois des grâces de componction qui provoquent les larmes. Néanmoins, ajoute Sainte Thérèse d’Avila ajoute avec
humour : « Gardons-nous de croire que tout est fait lorsque l’on pleure beaucoup ! ». Aujourd’hui les larmes ne semblent plus traverser le corps de l’homme en prière. Le monde occidental a pris très tôt du recul envers le phénomène lacrymal et les débordements de la sensibilité. En particulier, le 19ème siècle s’efforcera d’endiguer les pleurs et de les contenir dans l’intimité. La sensibilité s’accommode mal de la faiblesse exposée. Le don des larmes aurait-il disparu ? L’intériorisation du phénomène lacrymal relèguerait-il les larmes, et donc l’expression corporelle de la sensibilité pour d’autres émois ? Les larmes se tariraient-elles ? Certes les mécanismes psychologiques et sociaux, construits pas notre éducation, imposent de contenir le cours des eaux qui affleurent des yeux, du moins en public.
En assumant notre condition affective, sans doute faudrait-il apprendre à « libérer » les larmes, puisque par elles, le corps participe aux émotions spirituelles de l’âme. Celles-ci ont besoin de se décharger et de s’extérioriser. Elles sont trop profondes ou trop élevées pour se symboliser autrement. ces larmes dont nous ne sommes pas maîtres, se donnent et se reçoivent en révélant ce qui se tait en l’homme
Mgr Dominique Rey
Pour aller plus loin : Lexique du désert, (pages 224-227), Dom Pierre Miquel, Abbaye de Bellefontaine, Spiritualité orientale n°44, 1986.
Le don des larmes au Moyen Âge par Piroska Nagy, Albin Michel, collection Histoire, 2000.
Les larmes, la nourriture, le silence par Nathalie Nabert, Beauchesne, collection Spiritualité cartusienne, 2001.
Le mystère du « don des larmes » dans l’Orient chrétien par Myrrha Lot-Borodine, Bellefontaine, Spiritualité orientale n°14, 2007.
Article repris dans POESIEDirecte N°16 les larmes (2009)